Full Fathom Five de Jackson Pollock (1912-956)
Cette toile a été réalisée en 1947 dans son atelier à The Springs à East Hampton.
Idée commune : quelque chose d’insondable (la mort tragique, l’inconscient ou le corps malade) qui se transforme en quelque chose d’étrange, de neuf et de précieux.
C’est le premier pur dripping de l’artiste et son titre évoque le chant d’Ariel dans la tempête (acte 1, scène 2) de William Shakespeare.(en 1611) Ce titre a été choisi par un voisin de J Pollock, Ralph Manheim, qui est aussi traducteur des œuvres de Carl Jung (Jackson Pollock va suivre une analyse jungienne pendant plusieurs années et la pensée de Carl Jung va l’influencer dans sa démarche artistique). Ce poème parle du chant d’Ariel qui va diriger les naufragés dans la mer sous l’ordre de Prospero. Cette partie parle du naufrage du père échoué dans les flots de la mer mais la mer va opérer un changement, une transformation…
« Full fathom five thy father lies ;
Of his bones are coral made ;
Those are pearls that were his eyes ;
Nothing of him that doth fade
But doth suffer a sea-change
Into something rich and strange.
Sea-nymphs hourly ring his knell :
Ding-dong .
Hark! now i hear them, -ding-dong, bell.
1. Premier lien : sonder, explorer les profondeurs. (de la mer et de l’inconscient)
C’est d’abord l’aspect pictural et visuel qui fait penser à la mer de par ces couleurs vertes, émeraudes, blanches, noires principalement. La mer renvoie à l’inconscient collectif que Pollock va explorer et sonder dans son travail artistique. Tout comme le poème du chant d’Ariel qui va explorer dans les profondeurs des flots de la mer ce corps échoué.
2. Deuxième lien : la transformation ou le processus de création.
La mer va opérer un merveilleux travail de création sur le corps gisant, où rien ne se fane et où les os sont transformés en corail et les yeux en perles, littéralement…
Parallèlement dans l’œuvre de Pollock on observe des coulées noires, intenses, calligraphiques, qui forment des boucles qui s’entrecroisent telles une sorte de filet (cela fait référence au filet de puissance du chamanisme) autour de zones de couleurs plus vertes, tantôt marbrées, tantôt des zones éparses de blanc, d’orange, etc…
Il utilise la technique de l’huile qui lui permet d’incorporer tout une série de matériaux assez hétérogènes comme des clous, punaises, allumettes, mégots de cigarettes, etc…, mais qu’on ne verra plus de façon visible dans la toile. Tous ces éléments sont engloutis (comme le corps) dans la peinture, cachés (idée d’abriter des éléments dans ses méandres, de se cacher, idée de sanctuaire). C’est son premier pur « dripping » qu’il travaille à même le sol et il effectue sa toile en la parcourant de toute part (il rentre littéralement dans la toile) tel un danseur qui effectue un ballet, en laissant couler la peinture par coulées, taches, jets, etc… (poring, dripping). Ces drippings sont le prolongement de ses toiles précédentes qui sont en lien avec le chamanisme. Il transpose toute la pensée du chamanisme dans son processus de création avec cette idée de transformation et de guérison.
3. Troisième lien : une peinture all-over et la vaste mer
Cette peinture est aussi all-over c’est-à-dire qu’elle occupe toute la toile. Il y a absence de limites (pas de début, pas de fin) et donc on touche a quelque chose de mystique en lien avec le cosmos.
En pleine mer on a aussi ce sentiment de plénitude et d’infini.
Dans l’œuvre de Pollock et dans le chant d’Ariel de Shakespeare il y a cette idée de transformation de quelque chose d’insondable en quelque chose de nouveau et d’étrange (tout n’est pas visible) ; il y a comme un mystère à percer…
Whose Name was writt in water” de Willem de Kooning (1904-1997)
Idée commune : souligner l’impermanence des choses ou la vie qui est éphémère (et précaire)
Ici cette toile de Willem de Kooning rend hommage au grand poète romantique anglais du 18ème siècle, John Keats dont il reprend une partie de son épitaphe :
« Here lies one whose name was writt in water” (ci gît celui dont le nom a été écrit dans l’eau).
Willem de Kooning fit un voyage à Rome en 1960 où il découvrit la tombe de John Keats.
Il peint sa toile en 1975 à East Hampton, loin de l’atmosphère urbaine et dans une plus grande tranquillité. Son thème de prédilection est l’eau et la nature qui l’environne. Déjà l’eau était présente autour des femmes qu’il peignait dans la série des womans.
Quelques traits et liens communs entre la poésie de J Keats et la peinture de Willem de Kooning :
- même sonorité et picturalité rugueuse et gutturale.
- Tous les deux sont des exilés dans leur parcours de vie, l’un hollandais émigré à New-Yok, l’autre anglais à Rome en Italie) mais ces deux déracinés trouvent leur salut dans une liberté de mouvement (le vers dans la poésie et le geste dans la peinture, dans ce mouvement révolutionnaire qu’est l’acting painting).
- La thématique de l’effacement : J Keats choisit de ne pas écrire son nom mais de l’inscrire dans l’eau sans le nommer. Il veut signifier par là le flottement et la circulation immuable de son message. De cette façon, il prépare la bienheureuse vision de son après-vie. Ne pas mettre de nom pour être sûr de laisser une trace.
Willem de Kooning ne retient de l’épitaphe « que le nom submergé d’eau » et y apporte de ce fait une dose de légèreté.
Willem de Kooning peint, dépeint et repeint sans fin ses toiles jusqu’à l’infini … - Le calme poétique qui s’impose vers la fin(de leur vie).
On ressent un sentiment de paix et de solitude libératrice dans cette toile aux tons plus claires , les touches de pinceaux sont plus amples et plus fluides, on a une impression de clarté et les touches de couleurs sont comme déployées et plus amples.(blanches, jaunes, vert, bleu, violacé). - Le goût et la passion pour le découpage anatomique de la poésie et de la peinture.
L’idée du tragique culmine dans les toiles plus sombres de Rothko exposées dans la Chapelle de Houston (1971)
La naissance de la tragédie de Nietzche en 1871 a fortement influencé Rothko.(1903-1970).
Dans son ouvrage, Nietzche argumente longuement la théorie selon laquelle l’art est gouverné par deux forces antagonistes, d’une part le coté apollinien (c’est-à-dire le coté esthétisant et qui acquiert le sens de la mesure) et de l’autre le coté dionysiaque(c’est-à-dire le mouvement qui crée et qui détruit en même temps ou encore ce besoin irrépressible de créer conjugué à la folie destructrice).
Rothko va explorer dans son art tout le coté plus sombre, dionysiaque.
« Les arts plastiques qui échappent aux pressions dionysiaques déstabilisantes sont voués à l’échec dans l’esprit de Nietzche et de Rothko. »
Voici quelques écrits de Rothko à ce sujet :
Il dit qu’il doit beaucoup à Nietzche » et que «la force poignante de l’art dans ma vie tient à son contenu dionysiaque» (p37 Rothko, exposition au musée d’art moderne, 1999).
L’idée du tragique se dévoile progressivement au fur et à mesure que l’on entre dans la chapelle de Rothko et l’agencement des toiles crée un rythme ponctué de temps de pause et de méditation silencieuse, tel un rituel qui s’installe.
Les toiles sont plutôt sombres (couleurs noires, violet, pourpre, brun foncé), concentrées, méditatives et mélancoliques. Elles créent un climat psychologique qui fait référence aux atrocités de la guerre. Elles nous conduisent au repli sur soi, au coté plus caché et intime, et provoque en nous un sentiment ambivalent d’attirance et de rejet. Ces toiles questionnent le coté tragique de la vie, la place de l’homme dans la condition humaine, où se trouvent les frontières entre la foi et le néant.
Cette plongée dans la nuit profonde de ces vastes tableaux difficile de premier abord semble ouvrir petit à petit les portes d’un vaste univers qui touche à l’infini et à une expression de l’universel.
Bibliographie
Livres :
Collectif, Willem de Kooning, exposition au Musée d’Art Moderne, 28.06 – 24.09.1984, Paris, Editions Centre Georges Pompidou, 1984
Collectif, Rothko : exposition au Musée d’Art Moderne, 14.01 – 18.04.1999, Paris, Editions des musées de la Ville de Paris, 1999
Emmerling Leonhard, Jackson Pollock, 1912 – 1956, A la limite de la peinture, Köln, Taschen, 2009
Rothko Mark, Ecrits sur l’art 1934-1969, coll Champs art, Flammarion, 2005 et 2007
Sandler Irving, Le triomphe de l’art américain, tome 1 : L’expressionnisme abstrait, Editions Carré, 1990
Sandler Irving, Le triomphe de l’art américain, tome 3 : L’école de New York – Peintre et sculpteurs des années cinquante, Editions Carré, 1991
Articles :
Ionita Laura-Codrina, « Spontanéité et Hasard. J Pollock ou l’intégration dans l’harmonie universelle », AGATHOS : an International Review of de Humanities an Social Sciences,
Bertonèche Caroline, « Keats et de Kooning : pour un romantisme expressionniste abstrait ou la mise en image de l’épitaphe », Lisa, vol V, n° 2, 2007, pp62-79
Delaplace Joseph, Rothko Chapel de Morton Feldman : approches analytiques d’une « procession immobile » », Déméter, 2003